Il m’a fallu du temps avant de commencer à interroger mes parents. Pourtant rien ne m’en empêchait. Je vivais à Paris, mes parents aussi mais je trouvais toujours une excuse pour ne pas réaliser ces entretiens. Mathieu, un ami scénariste, me disait : « Mais qu’est-ce que t’attends ? Qu’est-ce que t’attends ? Enregistre, filme, fais ce que tu veux mais fais-le ! Arrête de m’en parler ! » Il avait raison mais je n’y parvenais pas. Je sonnais à leur porte, convaincu de m’y mettre, et à peine assis sur le fauteuil du salon, je perdais mes moyens. En les questionnant sur leur vie, j’avais l’impression de les agresser, de les violer, presque de les tuer. Ils ne m’avaient jamais parlé de leur passé, ou presque, il devait bien y avoir une raison.
Je retournais chez moi et je me plongeais dans les films et les livres des autres réalisateurs et écrivains sur leurs parents.
J’analysais comment ils s’y étaient pris pour les filmer ou écrire sur eux. Je visionnais des entretiens de Gabriel García Márquez et de Romain Gary. J’ai surtout découvert un chef-d’œuvre, Italianamerican de Martin Scorsese, son plus beau film, un documentaire qu’il a réalisé à l’âge où j’écris ce livre. Il filme ses parents, Catherine et Charles, dans leur appartement situé à Little Italy. On voit Martin, les cheveux longs, qui ressemble à un rockeur américain, tenter de les interroger, Charles être agacé par Catherine et Catherine cuisiner, expliquer une recette à son fils. En visionnant ce documentaire, j’ai compris l’ensemble de l’œuvre de Scorsese. Dans ses films, Scorsese n’a jamais cessé d’imiter ses parents. Ses personnages sont construits autour de ces deux êtres, leur façon de parler, de bouger, de cuisiner. Ils sont sa plus grande inspiration et ses films rendent un hommage permanent à son père et sa mère. Un journaliste écrira à propos d’Italianamerican : « Martin Scorsese fait de l’appartement de Charles et Catherine son église. »
J’ai pensé au documentaire que je pouvais réaliser sur mes parents, au titre que je lui donnerais. J’ai songé à Franco-Libanais mais mon père et ma mère n’ont rien de franco-libanais, il n’y a pas plus libanais qu’eux. Leur histoire est libanaise, simplement libanaise même si elle s’est déroulée une bonne partie de leur vie en France. Pourtant, quand je vois les parents de Scorsese qui eux sont nés aux États-Unis, j’ai l’impression de voir les miens. Dans leur façon de parler, de bouger, d’être, ils ont quelque chose d’Italianamerican. Un peu mafieux, un peu villageois, un peu citadin. J’ai imaginé traduire mon titre en italien : Francolebanese ou seulement Lebanese. En italien, tout sonne mieux. Puis j’ai compris qu’Italianamerican, ça allait bien à mes parents aussi. Ils ne sont pas italiens, ni américains, mais ils viennent d’ailleurs et c’est ce qui les réunit avec les parents de Scorsese, d’être d’ailleurs, cet ailleurs méditerranéen avec ce combo de machisme et de tradition, de mélancolie et d’humour noir, de démesure et d’outrance, de cris et de larmes.
Je vois mon père dans l’attitude du père de Scorsese, assis sur son canapé à attendre et vociférant je ne sais quelles âneries à sa femme pour faire l’intéressant quand la caméra tourne. Je vois ma mère dans l’hyperactivité de la mère de Scorsese, à sa manière de tenir tête à son mari, de parler fort, toujours plus fort. De s’asseoir sans vraiment s’asseoir sur le rebord du canapé, prête à déguerpir si son mari devient trop désagréable. Je me vois dans Martin qui tente de les interroger sans trop savoir comment ni pourquoi le faire mais persuadé que se joue là, dans l’appartement de ses parents, quelque chose d’essentiel à raconter, à montrer, à filmer. Que son père et sa mère sont et seront les deux plus beaux personnages de sa carrière et que leur histoire, leurs souvenirs l’accompagneront et l’inspireront toute sa vie.
Ma mère aimerait, comme la mère de Scorsese, réaliser un livre de cuisine. Elle peste sur « ces livres de cuisine libanaise qui sortent chaque semaine en librairie et sont mauvais. Si seulement moi j’avais le temps d’en écrire un, ce serait le meilleur ! » Depuis son arrivée à Paris, elle a rempli un cahier rouge qui s’effrite de jour en jour avec ses recettes, celles de sa mère, de sa grand-mère et de ses amies. On y trouve beaucoup d’oignon, d’ail et d’huile d’olive. De thym, de sumac et d’origan. Je songe à lui proposer qu’on le fasse ensemble, je ne sais pas ce que j’attends.
Comme dans les films sur les mafieux italo-américains, mes parents ne jurent que par leurs villages respectifs. Mon père a accroché un tableau bleu sur fond bleu de plus d’un mètre au milieu du salon représentant la rue où il a grandi. Son village est situé dans la montagne libanaise, sur les hauteurs de Beyrouth. On dit de son village qu’il est un des plus beaux du Liban (on dit cela de tous les villages du Liban) et que les plus belles demeures du pays y ont été construites.
Ma mère, elle, ne prie que pour retourner vivre dans son village en bord de mer dont je suis tombé aussi fou amoureux et que j’ai failli ne plus jamais quitter il y a quelques années avec sa petite église, ses plages de rochers sauvages et sa mer à perte de vue. Elle y possède un bout de terrain entre l’autoroute et la mer où elle rêvait de construire une petite maison pour aller à pied à la plage. Elle compte sur moi pour le réaliser. J’ai des doutes quant à ce projet qu’elle me confie.